lundi 26 mars 2012

POUR COMPRENDRE UNE DES MOTIVATIONS MAJEURES DU PROJET CARBONE 2012

JEAN ZIEGLER •INTERVIEW «LA FAIM N’EST PAS UNE FATALITÉ, MAIS UN SCANDALEUX CRIME ORGANISÉ»


Parution semaine 11, 2012

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JEAN ZIEGLER •INTERVIEW


«LA FAIM N’EST PAS UNE FATALITÉ, MAIS UN SCANDALEUX CRIME ORGANISÉ»

L’infatigable JEAN ZIEGLER dénonce le scandale de la faim dans son dernier livre Destruction massive – Géopolitique de la faim. Terrible constat: toutes les cinq secondes, un enfant de moins de 10 ans meurt de faim dans le monde. Pourtant, la planète regorge de ressources.

Mourir de faim: terrible réalité et tragique scandale de notre siècle. Chaque jour, 37000 personnes meurent de faim et 1 milliard – sur les 6,7 milliards que compte notre planète – souffre de sous-alimentation permanente. Pour Jean Ziegler, «la faim dans le monde tient du crime organisé». Selon les experts de la FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture), l’agriculture mondiale, avec son potentiel de production actuel, pourrait nourrir 12 milliards d’êtres humains, soit près du double de la population planétaire d’aujourd’hui. Dans son dernier ouvrage, Destruction massive – Géopolitique de la faim, le sociologue genevois pointe du doigt l’égoïsme, mais surtout les enjeux économiques et politiques qui se cachent derrière cette catastrophe humanitaire. Pour dénoncer cette situation, l’auteur s’appuie sur ses huit années de travail (2000-2008) sur le terrain en tant que rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation. Aujourd’hui, il poursuit son engagement en tant que vice-président du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies.

«La nourriture doit être considérée comme un bien public» Inlassablement, le professeur Ziegler continue de réclamer plus de justice et d’équité entre les pays et les peuples. Un discours sans concession: «Un enfant qui meurt de faim est assassiné!» Ses écrits bousculent, dérangent, martèlent les vérités que nous voudrions occulter, repus dans nos habitudes de privilégiés.

Ce livre a-t-il valeur d’exutoire après avoir vu tant de scènes terribles durant votre mission de rapporteur pour le droit à l’alimentation? - Durant les huit années de mon mandat comme rapporteur spécial des Nations Unies pour le droit à l’alimentation, les ambassadeurs américains auprès de l’ONU ont combattu – quel qu’ait été le président en exercice à Washington – mon élection, ma réélection et chacun de mes rapports. Ce livre est là pour apporter un témoignage documenté, basé sur des connaissances acquises sur le terrain. C’est le récit de mes combats, de mes échecs, de mes occasionnelles et fragiles victoires, de mes trahisons aussi. Malgré son titre, Destruction massive, mon livre est un livre d’espoir.

A part votre rôle de «témoin», avez-vous eu le sentiment de pouvoir agir et apporter des solutions? - Jean-Paul Sartre écrit: «Connaître l’ennemi, combattre l’ennemi». La première tâche du rapporteur spécial est analytique. Il doit révéler les problèmes, mettre les Etats face à leurs responsabilités. Ensuite proposer des mesures concrètes pour réaliser le droit à l’alimentation.

Dans la situation actuelle, quelles devraient être les premières mesures à prendre pour lutter contre la faim et la malnutrition? - Il n’y a pas d’impuissance en démocratie. II existe des mesures concrètes que nous, citoyens et citoyennes des Etats démocratiques d’Europe, pouvons imposer immédiatement: interdire la spéculation boursière sur les produits alimentaires; faire cesser le vol de terres arables par les sociétés multinationales; empêcher le dumping agricole; obtenir l’annulation de la dette extérieure des pays les plus pauvres pour qu’ils puissent investir dans leur agriculture vivrière; en finir avec les agrocarburants. Tout cela peut être obtenu si nos peuples se mobilisent. J’ai écrit Destruction massive – Géopolitique de la faim pour fortifier la conscience des citoyens. Je le répète, pendant que nous discutons, toutes les cinq secondes, un enfant de moins de 10 ans meurt de faim. Les charniers sont là. Et les responsables sont identifiables.

Qui sont-ils? - Dans mon livre, je parle des «trois cavaliers de l’Apocalypse de la faim organisée». Ce sont l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le Fonds monétaire international (FMI) et dans une moindre mesure la Banque Mondiale. Le FMI et l’OMC ont été de tout temps les ennemis les plus déterminés des droits économiques, sociaux et culturels, et notamment du droit à l’alimentation. Les 2000 fonctionnaires du FMI et les 750 bureaucrates de l’OMC tiennent en horreur toute intervention normative dans le libre jeu du marché. A leurs yeux, réclamer, par exemple, une réforme agraire, un salaire minimum ou le subventionnement des aliments de base pour sauver des vies est une hérésie. Les autres coupables de la faim dans le monde sont les prédateurs boursiers, les vautours de l’or vert, l’agroindustrie et quelques sociétés transcontinentales privées qui contrôlent la production et le commerce des intrants.

Les paysans suisses ont donc raison de se mobiliser contre l’OMC? - Bien sûr. La production agricole ne peut pas être considérée comme une marchandise ordinaire. Le libre-échange est destructeur des productions agricoles locales. Il engendre misère et famine. Prenez l’exemple d’Haïti. Au début des années huitante, l’île était autosuffisante en riz, qui est l’aliment de base de la population haïtienne. A l’époque, les producteurs de riz de l’île étaient protégés par un tarif douanier de 30%. Mais au cours des années huitante, Haïti a subi deux plans d’ajustement structurel dictés par le FMI. Ce dernier a imposé de ramener le tarif protecteur de 30 à 3%. Résultat: fortement subventionné par Washington, le riz nord-américain a envahi les villes et les villages haïtiens, détruisant la production nationale et par conséquent l’existence sociale de centaines de milliers de riziculteurs. Depuis le début des années 2000, le gouvernement haïtien a dû dépenser un peu plus de 80% de ses maigres revenus pour payer ses importations de nourriture. Aujourd’hui, Haïti est le troisième pays le plus pauvre du monde, c’est un Etat mendiant subissant la loi de l’étranger.

Vous dites que ce qui manque c’est la volonté des Etats. Quelles solutions sont à leur disposition? - Les solutions sont connues et couvrent des milliers de pages de projets et d’études de faisabilité. Dans le cadre de l’ONU, les chefs d’Etat et de gouvernement ont calculé que pour conjurer les huit tragédies principales affligeant l’humanité – faim, extrême pauvreté, eau polluée, mortalité infantile, discrimination des femmes, sida, épidémies, etc. – il faudrait mobiliser pendant quinze ans un montant d’investissement annuel d’environ 80 milliards de dollars. Et pour y parvenir, il suffirait de prélever un impôt annuel de 2% sur le patrimoine des 1210 milliardaires existant en 2010.

Les États ont-ils les moyens d’interdire la spéculation boursière sur la production agricole? - Chaque bourse fonctionne sous l’empire d’une loi nationale. Il serait extrêmement simple de faire interdire, par une décision parlementaire – révision de la loi – la spéculation sur les denrées de base que sont le maïs, le riz, le blé. Ces matières premières couvrent ensemble 75% de la consommation mondiale. Voici ce qui s’est passé récemment. «90% des paysans du Sud n’ont comme outils de travail que la houe, la faux ou la machette» La crise financière de 2007-2008 provoquée par le banditisme bancaire a fait exploser les prix. En dix-huit mois, le prix du maïs a augmenté de 93%, la tonne de riz est passée de 105 à 1010 dollars et la tonne de blé meunier a doublé depuis septembre 2010, passant à 271 euros. Les spéculateurs ont dégagé des profits astronomiques mais des centaines de milliers de femmes, d’hommes et d’enfants sont morts de faim.

Si les Etats ne bougent pas, où est l’espoir?
De formidables insurrections paysannes – totalement ignorées par la grande presse en Occident – ont lieu actuellement dans nombre de pays du Sud: aux Philippines, en Indonésie, au Honduras, au nord du Brésil. Les paysans envahissent les terres volées par les sociétés multinationales, se battent, meurent souvent, mais sont aussi parfois victorieux. Georges Bernanos écrit: «Dieu n’a pas d’autres mains que les nôtres». L’ordre cannibale du monde peut être détruit et le bonheur matériel assuré pour tous. Je suis confiant: en Europe l’insurrection des consciences est proche.

Les dirigeants du Sud n’investissent pas ou peu dans le développement agricole, si bien que de nombreux experts constatent un ralentissement de la production agricole vivrière en Asie et en Afrique subsaharienne. Les premières causes de la faim ne résultent-elles pas de ce désintérêt des élites dirigeantes? - C’est vrai que la corruption, le népotisme, le mépris des classes paysannes autochtones pratiqués par nombre de gouvernants de l’hémisphère Sud sont détestables. L’accaparement de terres ne serait pas possible sans la corruption de dirigeants autochtones. Selonla Banque Mondiale, l’année dernière, 41 millions d’hectares de terres arables ont été accaparés par des fonds d’investissements et des multinationales uniquement en Afrique. Avec pour résultat, l’expulsion des petits paysans. Ce qu’il faut dénoncer, c’est le rôle de la Banque Mondiale, mais aussi celui de la Banque Africaine de développement, qui financent ces vols de terre. Pour se justifier, elles ont une théorie pernicieuse qui est de dire que la productivité agricole est très basse en Afrique. Ce qui est vrai. En temps normal, un hectare de céréales au Sahel donne 600 à 700 kilos. Un hectare de blé en Suisse ou en France donne jusqu’à 10000 kilos.

«Le libre-échange prôné par l’OMC est destructeur des productions agricoles locales»

Mais ce n’est pas parce que les paysans africains sont moins compétents ou moins travailleurs que les paysans suisses ou français. C’est parce que ces pays sont étranglés par leur dette extérieure. Ils n’ont donc pas d’argent pour constituer des réserves en cas de catastrophes ni pour investir dans l’agriculture de subsistance. Il est faux de dire que la solution viendra de la cession des terres aux multinationales. Ce qu’il faut faire, c’est mettre ces pays en état d’investir dans l’agriculture et de donner à leurs paysans les instruments minimaux pour augmenter leur productivité. Dans les pays du Sud, 90% des paysans ne disposent comme outils de travail que de la houe, de la machette et de la faux. Un milliard de paysans n’ont ni animal de trait ni tracteur.

Quel est votre regard sur l’agriculture suisse et la politique agricole menée par le Conseil fédéral? - La politique agricole suisse manque de clarté. L’ouverture sans réserves sérieuses aux diktats de l’OMC (de l’Union européenne aussi) est dangereuse. La priorité absolue doit être la protection efficace des paysans suisses. Un pays qui veut garder son indépendance- ce doit être capable d’assurer sa souveraineté alimentaire, c’est-à-dire sa capacité d’assurer une partie substantiel- le de sa production alimentaire sur son propre territoire. Cela fait partie intégrante d’une défense nationale crédible. Deuxièmement: les paysans sont en charge d’une multifonctionnalité. S’il n’y avait plus de paysans dans la vallée de Conche, par exemple, en quelques deux, trois ans, la vallée serait détruite, les avalanches ravageraient les forêts, les ronces et les serpents rendraient les champs infréquentables. Les zones de repos, si prisées par les citadins, disparaîtraient. Il y a une sorte d’hypocrisie de célébrer – à juste titre – la beauté des paysages suisses et en même temps de refuser des paiements directs suffisants aux paysans qui assurent la sauvegarde de ces paysages. Les paysans exercent un dur labeur d’intérêt public. Ce travail doit être rémunéré d’une façon décente. Ce qui n’est souvent pas le cas aujourd’hui.

Propos recueillis par Karine Etter


Infos utiles : Destruction massive – Géopolitique de la faim, de Jean Ziegler, Editions du Seuil, 343 pages.









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